Procès Apple : les clés pour comprendre ce que reproche la justice américaine

Procès Apple : les clés pour comprendre ce que reproche la justice américaine

Coup de tonnerre aux États-Unis ! Apple risque un procès intenté par le ministère de la Justice américain. Un nouveau coup dur pour la firme de Cupertino qui a déjà du mal à s'accorder avec les nouvelles réglementations européennes.

Apple avait déjà bien du mal à se dépatouiller des nouvelles réglementations européennes; notamment le fameux Digital Markets Act ou DMA, entré en vigueur début mars 2024. Et voilà que le ministère de la Justice américain (DOJ en anglais, pour Department of Justice), accompagné des Procureurs Généraux (Attorneys General) de 16 états américains, vient de lancer une action en justice contre la firme de Cupertino pour monopole illégal sur le marché américain des smartphones. L'événement est d'une telle ampleur que le procès durera forcément plusieurs années, à l'image de l'action en justice qu'avait intenté le DOJ contre Microsoft à la fin des années 1990.

À l'époque, au bout de cinq ans de procédure entre 1997 et 2002, Microsoft et le DOJ avaient conclu un accord imposant notamment des restrictions sur les pratiques commerciales de la firme de Bill Gates, lui évitant ainsi d'être découpée en plusieurs sociétés indépendantes. Et c'est exactement le risque que pourrait encourir Apple si jamais elle était reconnue coupable.

Répétons-le : pas besoin de retenir son souffle, le procès n'est pas près de commencer et, quand ce sera le cas, il durera plusieurs années. Notons également que pour l'instant, nous ne disposons que du document du DOJ qui expose les faits pour lesquels il pense pouvoir prouver le comportement monopolistique et répréhensible d'Apple. La firme à la Pomme ayant un délai 60 jours — qui peut être allongé — pour reprendre les faits reprochés et donner son propre point de vue.

Procès Apple : une accusation de monopole illégal

On pourrait croire que le gouvernement américain emboîte le pas à l'Europe dont le DMA (lire notre article) met en place des limitations très strictes sur les pratiques anticoncurrentielles des géants de la tech qui semblent d'ailleurs bien du mal à s'y plier (lire notre article). Mais ce serait oublier que le DOJ travaille sur le sujet depuis 2019, alors que Donald Trump était président et se concrétise aujourd'hui par le procès intenté pendant la présidence de Joe Biden.

On pourrait aussi s'étonner de l'accusation de monopole sur le marché des smartphones puisqu'Apple est loin d'être le seul dans le domaine, face à la multitude des marques de smartphones basés sur le système Android. Il faut savoir que la plainte déposée par le DOJ évoque deux marchés différents : celui des smartphones en général et celui des smartphones performants, autrement dit des appareils haut de gamme. Et c'est sur ce dernier que ce concentre le DOJ, partant du principe qu'Apple ne participe pas aux marchés des smartphones d'entrée ou de milieu de gamme.

Le ministère de la Justice américain estime ainsi que l'iPhone s'octroie environ 70% du marché dans ce segment haut de gamme. C'est ce qui permet dès lors au DOJ de s'appuyer sur le Sherman Act, c'est-à-dire la loi antitrust des États-Unis datant de 1890 ! Et notamment sur son paragraphe 2 dont le but est d'empêcher qu'une seule entreprise puisse dominer un marché ou une industrie de manière inéquitable. Une entreprise est considérée comme étant en contravention de ce paragraphe 2 si :

  • Elle détient une puissance monopolistique sur un marché en particulier, que l'on définit souvent par la détention de plus de 50% de parts de marché
  • Elle s'est engagée dans des pratiques abusives pour obtenir ou maintenir une position monopolistique, par exemple en bloquant l'arrivée de la concurrence  de manière inappropriée
© "Le" Sherman Act de 1890…

On remarque tout de suite que cela signifie tout d'abord que le monopole n'est pas interdit aux États-Unis, et c'est un des grandes différences avec la loi européenne. Mais à condition toutefois que la situation de monopole sur le marché américain ne se fasse pas au détriment des usagers-clients, par exemple si les prix pratiqués par le monopoleur sont considérés comme trop élevés. Dans sa plainte, le DOJ s'appuie sur une liste de cinq récriminations principales pour faire la démonstration des pratiques monopolistiques d'Apple ayant un effet préjudiciable sur les consommateurs américains.

Selon le DOJ, "Apple utilise des mécanismes de monopole pour empêcher l'éclosion de technologies qui auraient permis d'alimenter la concurrence dans le domaine des smartphones. […] Ces exemples aussi bien pris individuellement que collectivement ont aidé Apple à créer, agrandir et maintenir son monopole dans le domaine des smartphones en rendant plus complexe l'action de changer de plate-forme, menant à une augmentation des prix ou à une diminution de l'innovation pour les utilisateurs et les développeurs." Pour le DOJ, Apple a utilisé un ensemble d'exigences contractuelles, de règles, de restrictions d'utilisations d'API, de frais financiers et d'autres tactiques pour enfermer les utilisateurs dans son écosystème et étouffer l'innovation dans cinq domaines que nous détaillons ici.

Procès Apple : les bulles vertes de l'application Messages mises en cause

Tous les utilisateurs d'iPhone le savent : lorsque l'on envoie un SMS, il part parfois dans une bulle bleue et parfois dans une bulle verte. Dans le premier cas, c'est parce que le message est envoyé vers un autre utilisateur d'un appareil Apple. Dans le second, il s'agit d'un SMS traditionnel vers n'importe quel autre téléphone mobile, smartphone Android compris. Le DOJ reproche à Apple de ne pas permettre aux autres messageries comme WhatsApp, Facebook Messenger, Telegram, Signal, etc. de basculer vers le mode SMS traditionnel lorsque le service plus complet n'est pas disponible. Alors qu'il est parfaitement possible sur un smartphone Android de choisir une de ces messageries comme application par défaut pour gérer aussi les SMS. Sur iPhone, ce rôle est exclusivement donné qu'à l'application Messages de l'iPhone qui en réalité réunit deux fonctions en une : les SMS et la messagerie iMessage propriétaire d'Apple.

On sait qu'Apple a déjà indiqué qu'elle adopterait bientôt le standard RCS qui remplacera le (très!) vieillissant SMS (lire notre article). Mais cela ne résoudra pas le problème reproché par le DOJ, car les modes d'envoi des messages resteront différenciés (bulles vertes et bulles bleues). Et pour l'instant, Apple n'a pas indiqué qu'elle permettrait de changer l'application de messagerie par défaut.

Procès Apple : un manque d'ouverture à la concurrence

Cela fait plusieurs années qu'il est possible d'utiliser un iPhone comme moyen de paiement sans contact dans les magasins via la fonction Apple Pay, également disponible en France. Le DOJ reproche à Apple de conserver l'exclusivité de ce moyen technique de paiement, sans permettre à d'autres sociétés, des établissements bancaires par exemple, de créer un portefeuille numérique sur l'iPhone et de l'utiliser par défaut pour régler ses achats. Notons pour illustrer que c'est aussi parce qu'Apple contrôle très strictement l'accès à la puce NFC intégrée aux iPhone que non seulement les systèmes de paiement concurrents sont limités ou inexistants, mais aussi que l'iPhone est très en retard par rapport aux smartphones Android pour son utilisation dans les transports en communs dans le monde entier.

Notons que le DMA européen a déjà fait plier Apple sur le sujet et que des modification du système iOS devraient bientôt permettre d'utiliser un autre système de paiement qu'Apple Pay. Sous la pression du DOJ, Apple fera peut-être de même aux États-Unis.

Apple Watch : une montre connectée très exclusive

Apple considère l'Apple Watch comme un accessoire privilégié de l'iPhone. Mais le DOJ considère que ce privilège est justement trop restrictif car l'iPhone ne permet à aucune autre smartwath du marché d'accéder aux mêmes données que l'Apple Watch, qu'il s'agisse des données de santé ou tout simplement des notifications ou des messages évoqués ci-dessus. Le document du DOJ rentre également dans des détails techniques assez précis en notant que l'Apple Watch est capable de rester connectée à l'iPhone même lorsque l'on désactive la connexion Bluetooth sur ce dernier, une subtilité interdite aux montres connectées des concurrents. Le DOJ note également qu'à l'inverse, l'Apple Watch étant compatible uniquement avec l'iPhone, cela empêche un utilisateur de la montre connectée d'Apple de basculer vers un autre type de smartphone, à moins d'acheter en même temps une autre smartwatch compatible Android.

C'est peut-être toute la question des accessoires qui est posée par l'intermédiaire de ce questionnement autour de l'Apple Watch. Apple ne se cache pas de vouloir créer un écosystème cohérent autour de tous ses appareils, en insistant que c'est grâce à cette interaction poussée que l'ensemble fonctionne mieux et de manière plus sécurisée. Au détriment de la concurrence ? Forcément. Au détriment des utilisateurs ? C'est ce que le DOJ doit prouver.

Procès Apple : des limitations pour le jeu en streaming et les super applications

Le DOJ reproche à Apple de rendre difficile, voire impossible, la diffusion d'applications de jeux en streaming via son App Store, en cherchant plutôt à forcer les éditeurs de ces jeux à créer des versions compatibles iOS plutôt que de les diffuser via des plates-formes comme Xbox Game Pass ou GeForce NOW. Non seulement Apple mettait des bâtons dans les roues pour éviter ce genre de plate-forme généralisée de jeux qui aurait le tort pour Apple de rendre son App Store inutile, mais elle a pendant un temps voulu exiger que chacun des jeux proposés par une telle plate-forme soit individuellement validé par les équipes d'Apple. Des restrictions qui avait mené Microsoft à abandonner son projet de proposer son Xbox Pass sur iPhone justement.

Ce chef d'accusation risque toutefois de ne pas être retenu car Apple a déjà changé son fusil d'épaule en la matière, là encore sous la pression européenne semble-t-il. La firme à la Pomme a ainsi indiqué le 25 janvier dernier que les plates-formes de jeux en streaming étaient maintenant autorisées sur iOS, dans le monde entier même et pas seulement en Europe pour ce domaine en particulier.

Autre grief du DJO : la réticence d'Apple face aux "super applications". On définit une super application comme une application réunissant un grand nombre de fonctions cohérentes, que l'on pourrait même appeler une panoplie de mini-applications, et permettant presque de se passer des fonctions intégrées au smartphone. Ce type d'applications existe, on peut citer par exemple WeChat, très utilisée en Chine. Via WeChat, on peut tout à la fois échanger des messages, lire des actualités, mais aussi faire des réservations d'hôtels ou de voyage, payer son taxi et même effectuer des paiements entre particuliers. Pour le dire plus simplement, tout passe par WeChat et donc pour un grand nombre d'habitants en Chine, l'important n'est pas d'avoir un iPhone, un Huawei, un Xiaomi ou un Samsung, mais simplement un smartphone capable de recevoir WeChat. S'appuyant sur des documents internes, le DOJ stipule qu'Apple ne souhaite pas voir se développer ce genre d'applications "tout-en-un" parce qu'elles rendraient l'iPhone moins différenciateur. On sait aussi que la société X.com d'Elon Musk a officiellement annoncé son intention de proposer une telle application à tout faire.

Le risque pour Apple est réel. Si un autre smartphone qu'un iPhone rend exactement les mêmes services, alors on peut estimer qu'un bon nombre d'utilisateurs pourraient être tentés de basculer vers un modèle moins cher. Selon le DOJ, Apple impose des restrictions arbitraires depuis aux moins 2017 pour complexifier l'utilisation de telles super applications et notamment en leur interdisant l'utilisation de la puce NFC interne à l'iPhone pour procéder à des paiements sans contact, pour l'instant uniquement réservé au système Apple Pay.

Procès Apple : pas de grief contre l'App Store

Un sujet, pourtant capital dans la création de jardin bien protégé d'Apple, est totalement ignoré par le DOJ, en tout cas dans son accusation anti-trust : l'App Store. Alors que l'Europe a justement condamné Apple à une amende de 1,84 milliard d'euros pour concurrence déloyale notamment face à Spotify (lire notre article), le DOJ ne semble pas vouloir attaquer Apple sur ce terrain. On peut imaginer deux explications possibles. Tout d'abord, ce sujet a déjà fait l'objet d'un procès fleuve aux États-Unis entre Apple et Epic Games. Et ce dernier a perdu sur quasiment toutes les chefs d'accusation. Le DOJ préfère peut-être rester prudent et ne pas remuer les braises. À moins qu'il se réserve le droit de lancer une autre procédure spécifique aux pratiques du magasin d'applications d'Apple qui, aux États-Unis, reste encore le vecteur unique de distribution et d'installation d'applications sur l'iPhone. Au contraire de l'Europe donc, puisqu'une des obligations créées par le DMA est justement la possibilité d'ouvrir des places de marché concurrentes et même de laisser la possibilité d'installer des applications simplement en les téléchargeant depuis un site Web, comme sur un ordinateur. Le DOJ a peut-être considéré que la Commission Européenne avait déjà fait le travail…

S'il y a une chose que l'on peut regretter finalement c'est que tout ce tohu-bohu aurait probablement pu être évité, aussi bien en Europe qu'aux États-Unis, si Apple n'avait pas fait preuve de tant de rigidité et d'arrogance. Nombreuses sont les voix qui reprochent depuis des années à la firme à la Pomme de trop vouloir le beurre et l'argent du beurre en posant des restrictions extrêmement strictes dans un grand nombre de domaines : les paiements via la puce NFC, les fourches caudines de l'App Store qui font renoncer bon nombre de développeurs qui n'ont pas l'assurance de voir leur application acceptée sans qu'ils sachent exactement pourquoi, la commission de 15 à 30% sur tous les achats électroniques réalisés via l'App Store sans laisser le choix de passer pas un autre prestataire de paiement, la résistance à laisser les utilisateurs à choisir leurs applications par défaut, etc.

Depuis longtemps, Apple justifie ce comportement de préservation forcené de son pré carré par un souci de protection de la sécurité et de la vie privée de ses utilisateurs. Les efforts consentis dans ces domaines sont indéniables et nous pouvons, nous utilisateurs, nous en féliciter. Ce que lui reproche le DOJ finalement, c'est d'aller trop loin et de le faire au détriment du libre choix de ses utilisateurs. Il est bien trop tôt pour ne serait-ce qu'estimer le résultat de l'action en justice du DOJ. Mais on ne peut s'empêcher de penser qu'en ayant mis un peu d'eau dans son vin toute seule, Apple se serait évité bien des désagréments, et nous avec !