Loi Justice : l'Assemblée nationale valide l'écoute et la géolocalisation des téléphones

Loi Justice : l'Assemblée nationale valide l'écoute et la géolocalisation des téléphones

Les députés ont voté l'article 3 de la loi Justice autorisant l'activation à distance des micros et des caméras et la géolocalisation des objets connectés. Une mesure particulièrement controversée, qui laisse craindre des dérives possibles.

Surveiller et protéger la population : oui, mais jusqu'où ? Quelles sont les limites à ne pas franchir concernant le respect de la vie privée et de la liberté ? Quel prix sommes-nous prêts à payer pour assurer notre sécurité ? Dans le cadre de l'examen de la loi Justice, qui fait suite au "plan d'action" pour une justice "plus rapide, plus efficace et plus protectrice" annoncé en grande pompe début janvier par le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, l'Assemblée nationale a validé en première lecture, le mercredi 5 juillet, le très controversé article 3 du projet de loi, avec 80 voix pour et 24 voix contre, comme le rapporte BFMTV. Les députés du camp présidentiel, de LR et du RN ont voté pour. Ceux de la Nupes et le président du groupe Liot, Bertrand Pancher, ont voté contre.

Cet article autorise "l'extension des techniques spéciales d'enquête pour permettre l'activation à distance des appareils connectés aux fins de géolocalisation et de captations de sons et d'images". Autrement dit, les autorités auront le droit de déclencher à distance les caméras et les micros des téléphones et ordinateurs, et d'activer leur géolocalisation en temps réel dans le cadre de certaines enquêtes – à l'insu des personnes visées, bien évidemment. Une mesure qui est loin de faire l'unanimité, en particulier auprès de la gauche, des avocats et des associations, qui s'inquiètent de possibles dérives totalitaires et de violations de la vie privée.

Loi Justice : les appareils connectés comme mouchards

Pour rappel, la loi Justice avait été votée en première lecture par le Sénat début juin. Elle doit augmenter le budget annuel du ministère de la Justice de 9,6 milliards d'euros à 11 milliards d'ici 2027, ce qui devrait permettre 10 000 recrutements supplémentaires. L'article 3 du projet de loi autorise la prolongation, sous certaines conditions, des perquisitions de nuit ainsi que des délais de l'enquête préliminaire. Mais c'est surtout le déclenchement à distance des caméras, des micros et de la géolocalisation des téléphones et des ordinateurs qui a fait couler beaucoup d'encre. Éric Dupond-Moretti a défendu cette mesure en expliquant que "ces techniques sont déjà appliquées" mais, étant donné qu'elles nécessitent la pose de balises, de micros ou de caméras dans un véhicule ou au domicile du suspect, elles mettent les policiers en danger. Il assure que ce dispositif est assorti de "garanties importantes", notamment l'approbation par un magistrat – le juge d'instruction ou le juge des libertés et de la détention.

Techniquement, les policiers pourront donc exploiter les failles de sécurité de ces appareils – en particulier s'ils ne sont pas mis à jour – pour installer un logiciel qui permet d'en prendre le contrôle et de les transformer en mouchards. Le Sénat avait toutefois apporté quelques modifications au texte original. Comme le rapportait BFMTV, un amendement proposé par le chef de file des sénateurs LR Bruno Retailleau prévoyait que le recours à la géolocalisation soit limité aux crimes ou délits punis d'au moins dix ans d'emprisonnement, contre cinq au départ. Finalement, l'Assemblée nationale est revenue à la version du Gouvernement, donc pour les enquêtes pour crime ou délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement. Cette mesure devra être autorisée par un procureur de la République. Concernant l'activation des micros et des caméras, elle pourra être autorisée par un juge dans des enquêtes relevant du terrorisme ou du crime organisé. Cela concerne seulement "des dizaines d'affaires par an", rassure Eric Dupond-Moretti. Un amendement de la députée Naïma Moutchou (Horizons) précise toutefois que la captation devra être mise en place "lorsque la nature et la gravité des faits le justifient" et "pour une durée strictement proportionnée" à l'objectif.

Écoute des objets connectés : des dérives à craindre

L'article 3 avait soulevé – et continue d'ailleurs de soulever – de nombreuses protestations et inquiétudes de la gauche sénatoriale, qui avait notamment voulu une protection garantie et explicite pour les journalistes, les médecins, les notaires et les huissiers, mais la mesure n'a pas été retenue. Notons en revanche qu'elle protège les avocats, les magistrats et les parlementaires. À l'Assemblée nationale, les députés se sont efforcés de renforcer les garde-fous avec davantage de professions "protégées" de ces techniques d'enquête, et ont cette fois réussi à inclure les médecins et les journalistes. En revanche, la gauche n'a pas réussi à y inclure les journalistes sans carte de presse. LFI a en revanche fait retirer par amendement les huissiers et notaires des professions "protégées".

Les sénateurs opposés à la mesure avaient tenté de supprimer partiellement ou totalement des dispositions jugées "disproportionnées". C'est "la porte ouverte à une surveillance généralisée", avait regretté l'écologiste Guy Benarroche. Du côté de l'Assemblée nationale, LFI a dénoncé une  "dérive autoritaire". Enfin, l'Observatoire des libertés et du numérique (OLN) avait dénoncé une "surenchère sécuritaire" permettant de transformer tout objet connecté en potentiel "mouchard".

Le Conseil d’État estime dans son avis sur le projet de loi que "ce mode opératoire a perdu de son efficacité face à des délinquants qui ont appris à s'en prémunir et peut présenter des risques sérieux pour les enquêteurs", mais il reconnait lui-même que cette méthode "porte une atteinte importante au droit au respect de la vie privée dès lors qu'elle permet l'enregistrement, dans tout lieu où l'appareil connecté peut se trouver, y compris des lieux d'habitation, de paroles et d'images concernant aussi bien les personnes visées par les investigations que des tiers". Quant au Conseil de l'Ordre des avocats de Paris, il avait déjà exprimé des réserves dans un communiqué publié le 17 mai. "Cette possibilité nouvelle (...) constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l'ordre public", prévenait-il. "En outre, le projet n'interdit pas, par leur collecte, l'écoute des conversations dans son cabinet, entre l'avocat et son client, même si leur transcription est prohibée. Il s'agit là d'une atteinte inadmissible et contraire au secret professionnel et aux droits de la défense." 

Levée de boucliers également chez de nombreuses associations de défense des libertés en ligne, qui s'opposent fermement à ce texte, à commencer par la Quadrature du Net. Celle-ci évoque une "grave atteinte à l'intimité" et craint que, par la suite, cette loi ne s'applique pas seulement aux smartphones et aux ordinateurs, mais aussi à d'autres appareils connectés tels que des téléviseurs, des babyphones, des enceintes connectées, des montres ou encore des trottinettes. Elle redoute également que cette pratique se généralise dans le droit et soit utilisée contre des militants associatifs, politiques ou syndicaux.

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