5000 euros pour fournir une tablette à chaque détenu en prison ? Le vrai du faux

L'administration pénitentiaire a déboursé 125 millions d'euros dans un programme de numérisation des prisons, en équipant les cellules de tablettes numériques. Un montant qui surprend et dérange, d'autant que certains détenus ont réussi à détourner les appareils.
Ces derniers jours, le programme Numérique en détention (NED) attire toutes les attentions, et pas dans le bon sens. Lancé par Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, en phase de test en 2018 puis progressivement étendu à toutes les prisons depuis 2023, ce dispositif vise notamment à équiper les détenus de tablettes tactiles, afin de leur permettre de gérer leur cantine, de réserver des parloirs, de consulter leur courrier ou encore d'effectuer des requêtes administratives. L'objectif est de faciliter le travail des agents pénitentiaires en rendant les détenus plus autonomes sur des tâches internes.
Aujourd'hui, ce sont environ 23 000 détenus qui profitent d'une tablette accrochée au mur dans quelque 16 000 cellules. À terme, ce programme doit bénéficier à plus de 28 000 personnels pénitentiaires et à plus de 70 000 personnes incarcérées. Coût total de l'opération : 125 millions d'euros. Or, Le Figaro a récemment rapporté que l'usage de ces appareils avait été détourné par les détenus, qui profiteraient de la tablette pour se divertir. Il n'en fallait pas plus pour que l'information vire au scandale !
Tablettes en prison : des appareils détournés de leurs fonctions initiales
Selon ce qui est prévu par le programme Numérique en détention, les tablettes ne sont censées permettre d'accéder qu'au réseau interne de la prison, en mode intranet, sans aucun accès à Internet donc. Pourtant, un utilisateur du nom de rotation_59 s'amuse sur TikTok à poster des vidéos de ladite tablette où il en fait un tout autre usage, comme regarder des clips de rap sur YouTube, visionner des films ou jouer à un jeu de football en ligne en y branchant une manette de console. Il invite les autres détenus à le contacter en privé afin de leur expliquer comment contourner les restrictions de la tablette, moyennant finance bien sûr – c'est qu'il a un business à faire tourner ! Il n'en fallait pas plus pour que l'indignation éclate dans l'opinion publique et chez les politiques.
D'après les témoignages recueillis par le Figaro, il suffirait de "réinitialiser" les tablettes "en appuyant en même temps sur le bouton power et le bouton volume". Pourtant, dans les commentaires des vidéos de rotation_59, de nombreux détenus indiquent ne pas avoir réussi à réinitialiser la tablette de leur cellule à cause de la présence d'un mot de passe, ni même à décrocher l'appareil du mur où il est fixé.
De son côté, l'administration pénitentiaire assure que des tests de sécurité rigoureux ont été menés et n'avoir reçu "aucun retour concernant des détériorations ou des détournements". Quant au ministère de la Justice, que nous avons contacté, il n'a pas souhaité nous communiquer les chiffres exacts des détournements remontés à l'administration.
@rotation_59 Quand il vont se rendre compte de leur erreur ..#prison Démon - Niaks
Il semblerait que les dérives rencontrées ne soient pas liées aux tablettes en elles-mêmes. En effet, les cellules n'étant pas directement connectées à Internet, mais juste au réseau local, via Wi-Fi, toute connexion des tablettes à Internet implique que les détenus possèdent déjà une carte SIM avec un abonnement mobile en 4G ou 5G, ou même un smartphone partageant sa connexion. Les tablettes leur fournissent simplement un support plus confortable, avec un écran plus grand.
Numérisation en détention : de l'argent public mal dépensé ?
Cette mesure du programme NED est loin d'emporter une adhésion totale. Les syndicats pénitentiaires, contactés par Le Figaro, dénoncent l'incohérence d'un tel investissement. Alors que la France compte 80 000 détenus pour 60 000 places, il leur aurait semblé plus utile d'utiliser les 125 millions d'euros pour résoudre les problèmes persistants de surpopulation carcérale, bien plus urgents.
Surtout, le coût d'une telle opération, alors que les coupes budgétaires dans le service public se multiplient et que la situation économique française est particulièrement tendue, fait monter un sentiment de gaspillage de l'argent public. Certains médias ont même affirmé que l'opération revenait à environ 5 000 euros par détenu. Un chiffre qui a de quoi hérisser les poils, étant donné que même les fleurons d'Apple ne coûtent pas aussi cher !
Mais contrairement à ce que certains ont affirmé, les 125 millions d'euros de l'opération n'ont pas uniquement servi à équiper les détenus de tablettes. Selon les images du compte TikTok @rotation_59, la tablette semble correspondre à une Samsung Galaxy Tab A8, soit le modèle d'entrée de gamme, qui se vend moins de 200 euros dans le commerce – pour des raisons de sécurité, le ministère de la Justice n'a pas pu nous donner le modèle exact. Soit un prix bien inférieur aux 5000 euros avancé par certains médias.
En réalité, la somme de 125 millions correspond au budget total attribué au projet de dématérialisation des processus de gestion administrative des détenus, ce qui comprend la réalisation des différentes études, les formations des agents, la création de trois portails numériques distincts (un pour les détenus, un autre pour les proches et un troisième pour les agents), l'équipement bien entendu, mais aussi la maintenance, comme le souligne Libération.
@rotation_59 La tech pour débloquer ta tablette vien privé #prison Chap Chap - Hornet La Frappe & Niaks
Numérisation en détention : les risques d'aggravation de la fracture numérique
Face à la polémique et sous la pression d'une partie de l'opinion, le ministère de la Justice a décidé de geler le programme. En effet, le samedi 9 mars, Gérald Darmanin a demandé à l'administration pénitentiaire un moratoire et la mise en place d'un audit sur les dysfonctionnements, dont les résultats devront être rendus dans 15 jours. En attendant les conclusions, les crédits restants, soit 65 millions d'euros, ont été gelés. Une réaction qui fait penser à celle qui avait suivi la révélation par la presse d'une activité de massage organisée pour les détenus à la prison de Seysses, près de Toulouse, et qui avait amené le ministre à suspendre l'ensemble des activités "ludiques" pour les détenus.
Mais la question que soulève cette affaire des tablettes n'est pas tant de savoir si nos détenus sont trop gâtés, mais celle de la fracture numérique qu'entraîne la dématérialisation des services pénitentiaires. En effet, comme le souligne l'Observatoire national des prisons, alors que 7 % de la population détenue ne maîtrise pas le français et que 11 % à 12 % est en situation d'illettrisme, la numérisation des services en détention risque de marginaliser encore plus les personnes souffrant d'illectronisme. De très nombreux détenus ne savent pas utiliser les écrans, qui représentent un vrai barrage. Là où il était encore possible de contourner les barrières de l'écrit en sollicitant, en face à face, de l'aide auprès d'autres personnes (détenus ou personnels), la dématérialisation va les laisser face à eux-mêmes et à leurs difficultés. On repassera pour la réinsertion…