Comment des engins de chantier ont brouillé les réseaux mobiles en France pendant des années

Comment des engins de chantier ont brouillé les réseaux mobiles en France pendant des années

Pendant plus de deux ans, un dysfonctionnement sur des milliers d'engins de chantier a perturbé le réseau mobile en France. Une enquête menée par l'Agence nationale des fréquences a fini par faire la lumière sur ces interférences aussi discrètes que massives.

 

Pendant plusieurs mois, les équipes de surveillance l'Agence nationale des fréquences (ANFR) n'ont pas compris ce qu'elles avaient sous les yeux. Un phénomène étrange et inexplicable qui a frappé la France pendant plusieurs années, en perturbant les réseaux de téléphonie mobile dans plusieurs régions, sans fautif apparent comme le raconte l'agence dans une passionnante enquête publiée le 24 juillet 2025.

La première alerte vient d'un opérateur de téléphonie mobile, durant l'été 2022. En apparence, rien d'extraordinaire : des coupures régulières, une couverture dégradée, l'impossibilité pour certains usagers d'accrocher le réseau en 3G. Mais au fil des semaines, d'autres signalements s'accumulent. Les bandes de fréquences affectées par ce problème se multiplient, de 800 à 2600 MHz. Tout comme les régions concernées par ce phénomène. Loire-Atlantique, Sarthe, Drôme, Var, Rhône… à mesure que l'ANFR mène l'enquête, un schéma étrange se dessine.

Brouillage des réseaux mobiles : une enquête longue et complexe

Dans plusieurs cas, les techniciens mobiles de l'agence repèrent une coïncidence : au voisinage immédiat des perturbations, une grue ou un engin de chantier est systématiquement présent. L'hypothèse d'un hasard est rapidement écartée. Ces machines ne sont pas n'importe lesquelles. Elles sont dites "connectées", car elles embarquent un boîtier de communication qui collecte et transmet des données d'usage, de maintenance ou de géolocalisation. Ces modems 3G/4G, conçus pour faciliter la gestion des flottes, vont pourtant se révéler être le cœur du problème.

Chaque fois, la méthode d'investigation est la même : les équipes de l'ANFR se rendent sur place avec leur matériel de mesure. Quand le modem de l'engin est désactivé, le brouillage cesse immédiatement. Ce n'est pas une panne isolée, mais une série noire. Les modems émettent sans interruption sur des bandes normalement réservées à la téléphonie mobile, brouillant le signal autour d'eux. Pire encore : ils changent parfois de fréquence, rendant l'impact encore plus vaste. Plus la machine est haute, plus l'effet est dévastateur. La grue devient alors, involontairement, une source mobile de parasitage des réseaux.

Au fil des mois, l'ampleur du phénomène se précise. Des dizaines d'engins sont identifiés. Tous appartiennent à la même marque, un grand constructeur de matériel de chantier actif à l'échelle mondiale. D'abord sceptique, le fabricant finit par accepter de collaborer après avoir procédé à ses propres vérifications. Le boîtier défectueux, produit par un sous-traitant, équipe des milliers de grues, tractopelles, pelles hydrauliques ou tombereaux en France. Et il n'est pas question de tout démonter. Trouver une solution logicielle devient alors une urgence.

Brouillage des réseaux mobiles : un problème technique et juridique

Car le problème n'est pas seulement technique. Il est aussi juridique. En France, émettre sans autorisation sur des fréquences réservées constitue un délit. L'article L. 39-1 du code des postes et des communications électroniques prévoit jusqu'à six mois d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende. Autrement dit, ces machines violeraient la loi à leur insu.

L'ANFR, qui a documenté plus de vingt interventions, presse alors le constructeur de corriger le tir. De réunions techniques en échanges d'expertise, un correctif logiciel est mis au point, testé en conditions réelles sur des engins volontairement laissés actifs, pour en observer les effets.

La mise à jour, une fois validée, est lancée à grande échelle. Sur les machines accessibles à distance, elle est déployée " over the air ". Pour les autres, le constructeur organise un rappel en usine. Un calendrier est établi, avec une priorité donnée aux engins situés dans les villes hôtes des Jeux olympiques de 2024. L'idée : éviter tout risque de parasitage autour des sites sensibles. Progressivement, la proportion de machines corrigées augmente. En mai 2024, 80 % ont été mises à jour. Fin juin, le cap des 90 % est franchi. Début 2025, 95 % sont traitées. Les nouvelles grues sortent désormais d'usine avec le logiciel corrigé.

Le plus troublant, dans cette affaire, c'est sans doute sa discrétion. Pendant plus de deux ans, des milliers d'appareils ont perturbé les télécommunications françaises sans que les utilisateurs, ni même les opérateurs dans un premier temps, ne puissent l'expliquer. Il a fallu du temps, de la patience et une coordination entre services publics, industriels et opérateurs pour identifier le coupable et mettre fin à ces nuisances invisibles. Et même si plus aucun cas n'a été recensé depuis, l'ANFR prévoit de clore le dossier seulement à la fin de l'été 2025, après un dernier point avec le constructeur.

Brouillage des réseaux mobiles : le signe d'un monde ultra connecté

En toile de fond, cette enquête révèle aussi les limites d'un monde de plus en plus interconnecté. Quand un simple boîtier censé envoyer des données de maintenance devient, à cause d'un bug, un émetteur parasite à l'échelle nationale, cela interroge sur le contrôle réel des objets connectés. Ces équipements, invisibles dans le paysage numérique, peuvent avoir des effets disproportionnés dès lors qu'ils dérapent. La fiabilité du matériel embarqué, la robustesse des systèmes, mais aussi la réactivité des industriels face à une anomalie, deviennent autant d'enjeux stratégiques.

D'autant que cette histoire, bien qu'ancrée dans les territoires français, n'est pas restée sans résonance à l'étranger. Le constructeur a lancé dès 2024 une campagne mondiale de mise à jour de ses engins, notamment en Europe, pour prévenir des cas similaires ailleurs. Preuve que la faille n'était pas propre à la France, mais que seule l'ANFR, par sa vigilance et ses outils de contrôle du spectre, a su la détecter. Comme souvent dans les affaires de brouillage, le silence est trompeur.